Parler de la pauvreté dans un bidonville est un pléonasme ou tout simplement une tautologie. UN-Habitat définit un bidonville comme une zone urbaine manquant des services de base, avec une population vivant dans des logements précaires, insalubres et surpeuplés . Les termes « taudis », « bidonvilles », « habitats informels », « établissements informels », « quartiers informels », « squats » ou bien « foyers à faibles revenus » sont souvent employés de manière interchangeable dans les travaux d’experts et les documents officiels (issus par exemple des sources FMI, Banque mondiale, AFD, ONU Habitat, PNUD, etc.) Dans l’univers anglophone, les bidonvilles sont désignés par les expressions « shanty town » ou « slum » tout simplement.

La pauvreté dans les bidonvilles est bien matérielle, mais aussi morale et spirituelle. D’habitude, on voit surtout son côté matériel. Or la pauvreté revêt plusieurs visages. C’est un phénomène complexe. Quelque soit la forme de la pauvreté que nous pouvons connaitre, une chose est certaine, la pauvreté déshumanise et désacralise l’être humain. Elle contribue à la chosification de l’être humain. Et en même temps elle révèle en plein jour les inégalités entre personnes vivant dans le même pays.

Dans l’imaginaire des Abidjanais, Abobo–Derrière Rails (surnom populaire d’Abobo-Sagbé dans la ville d’Abidjan) inspire la crainte à cause de sa mauvaise réputation. Un lieu de crime ! Un lieu pauvre ! Et ses maisons, construites de manière anarchique avec des matériaux précaires, contribuent à son insalubrité : immondices, odeurs fétides et eaux usées de toilette déversées dans les ruelles sinueuses. Il s’ensuit que, pour beaucoup d’Abidjanais, « Derrière Rails » rime avec le crime, l’incivisme, l’immoralité, la drogue, les cachettes de « koutoukou » , la délinquance juvénile couplée du phénomène des « microbes ». Beaucoup de familles partagent la même cour, les mêmes toilettes et douches et souvent dans une même cour, il y a « surpeuplement ». Et le manque généralisé et permanent d’eau courante rend les choses encore plus difficiles

Beaucoup des habitants de Derrière-Rails (Abobo) ne sont pas contents de leur situation. Beaucoup y vivent parce qu’ils n’ont pas le choix. La plupart souhaiteraient volontiers émigrer dans les quartiers plus assainis. Quand ils réussissent à avoir une situation meilleure, ils quittent Abobo sans regret.

Vivre dans un quartier pour lequel les autres ont peu de considération est psychologiquement stressant. Et pour les enfants, cela peut conduire à la résignation. On grandit, sachant que, quoi que l’on fasse, on ne vivra jamais à Cocody. Or cela est faux. Durant le temps de Noël passé, une activité avait été organisée pour de jeunes enfants. Quelques enfants d’Abobo-Derrière-Rails ont été choisis pour assister à l’événement. Et quelle a été leur joie ! On aurait dit qu’aller à Cocody c’était aller dans un autre pays. C’était frappant de voir une telle attitude manifestée par des enfants. One aurait même dit, « A Cocody, on respire mieux ! ». Une telle attitude montre l’impact psychologique de la vie en bidonvilles sur les enfants. Eux-mêmes sont conscients de leur situation peu enviable et de leur aspiration profonde : « Sortir d’Abobo ». Le salut serait de « sortir » de ce trou qu’est Abobo.

Quand il pleut, Abobo est infréquentable. Les eaux stagnent dans les allées, rendant la mobilité très difficile. Au marché, pendant la saison des pluies, on se croirait dans une ville poubelle. Et ce qui fait mal, c’est le fait que l’on finit par s’habituer à cet état de choses, jusqu’au point où on ne sent même plus les odeurs pestilentielles qui imprègnent l’atmosphère.

Le manque d’infrastructures sanitaires et de récréation caractérise ces lieux. L’absence de véritables lieux de récréation pourrait aussi expliquer pourquoi, dans les bidonvilles, des jeunes s’adonnent volontiers à une sexualité précoce. C’est ainsi que l’on voit dans les rues beaucoup de très jeunes filles, loin d’être majeures, qui se pavanent avec des enfants au dos comme des trophées de guerre. Au-delà de ce que les yeux peuvent voir, il y a la face caché de d’iceberg : le problème des avortements. C’est un problème sérieux. La conscience de beaucoup de jeunes est émoussée : pour certains, selon leurs dires, un avortement est un simple curetage.

Un autre aspect d’Abobo qui mérite d’être signalé comme lié à la pauvreté se situe au niveau de l’éducation. Nous avons parfois des écoles avec une infrastructure misérable offrant une éducation au rabais. Alors, un enfant qui grandit dans un tel environnement a peu de chances de réussir dans les études les plus exigeantes. Toutes les portes des concours aux grandes écoles sont en quelque sorte fermées car un élève formé au rabais n’aura pas les mêmes compétences pour se mettre en concurrence avec les autres. En conséquence, très peu de chances d’émerger dans la vie et beaucoup plus de chance de demeurer dans la pauvreté. L’adage « la pauvreté engendre la pauvreté » révèle toute sa pertinence ici, dans les bidonvilles.

On ne peut vivre dans un bidonville sans être révolté par la force déshumanisante de la pauvreté. Pour le pape François, la pauvreté « sans confiance, sans solidarité, sans espérance» est la « misère » . Et un bidonville est un lieu où les trois types de misère selon le pape François se rencontrent de manière déconcertante. Nous avons la misère matérielle, morale et spirituelle. Matérielle parce que beaucoup d’habitants « sont privés des droits fondamentaux et des biens de première nécessité comme la nourriture, l’eau et les conditions d’hygiène, le travail, la possibilité de se développer et de croître culturellement ». Morale, car beaucoup de « familles sont dans l’angoisse parce que quelques-uns de leurs membres – souvent des jeunes – sont dépendants de l’alcool, de la drogue, du jeu, de la pornographie ! »(Cf. Pape François). Et spirituelle, parce que la misère peut cond uire souvent au désespoir et à la résignation, de telle sorte qu’il y a une forte tentation de douter de la bonté de Dieu et d’attribuer sa situation difficile aux forces maléfiques. Et on devient alors une proie facile pour les vendeurs d’illusions que sont les promoteurs de « Prosperity Gospels ».

Pour ceux qui ont choisi la pauvreté évangélique comme voie de libération, tout bidonville devient un lieu d’interpellation et d’invitation à consacrer leurs efforts à faire sortir l’être humain de la misère surtout dans les domaines de l’éducation, du social et de la santé. N’est-ce pas une manière authentique de répandre la Bonne Nouvelle du Christ dans ces lieux de désespoir et de clochardisation que sont les bidonvilles ?